En tant qu'amateur de peinture, et de peinture abstraite, nous sommes accoutumés à deux types résolument contradictoires de commentaires : soit qu'on évoque, le plus souvent avec lyrisme, l'espace infini ouvert en tout liberté par l'abstraction et dans lequel nous sommes invités à nous précipiter, soit qu'on insiste en revanche, et il s'agit là du discours formaliste, sur l'hermétisme absolu de la surface où notre regard ne pourra que rebondir. Si nous choisissons de croire en une profondeur spécifique de l'espace pictural, les formalistes nous accuseront d'être des idéalistes qui se bercent d'illusions, tandis que si nous nous en tenons à la loi formaliste, les idéalistes nous reprocheront de réduire la peinture à des données étroitement matérielles.
Aussi, amateurs ballotés entre les tendances ennemies de l'art moderne, réjouissez vous ! L'exposition d'Annick Doideau dit une vérité presque toujours dissimulée, à savoir qu'il n'est pas obligatoire de choisir entre les deux attitudes...

Travaillant selon le principe de trames colorées qui emplissent systématiquement l'espace de la toile, Annick Doideau sait jouer des effets de moirage inhérents à l'irrégularité de la trame, et qui aspirent le regard. Elle sait exploiter ce plaisir particulier que nous éprouvons à mouvoir, c'est-à-dire à rendre plus léger, un corps lourd que conduit un regard mobile : par exemple, elle dispose ses toiles hautes comme des portes (suspendues à une seule baguette placée sur le bord supérieur, et donc à la fois souples et rigides) à travers l'espace d'exposition. En même temps, elle réussit à imposer à ce regard, dans les oeuvre les plus récentes, une sorte de cadre intérieur que l'on perçoit d'une manière à peine consciente, non contraignante, et suffisant toutefois pour mesurer le déplacement de l'oeil, éviter son affolement. De même les tout nouveaux formats horizontaux, travaillés dans la diagonale, présentent une composition à peine centrée de manière à compenser imperceptiblement leur effet de totale ouverture.

Mais ce qui m'a le plus étonnée, lors de mon premier contact avec la peinture d'Annick Doideau, c'est l'extrême sécheresse de ses surfaces. Voici une artiste qui suggère les plus subtils déplacements dans la couleur en vous confrontant à une matière âpre, sans complaisance. Son geste se refuse à toute souplesse calligraphique, sa couleur (limitée ces derniers temps aux valeurs du noir et du gris en lutte contre l'effet éblouissant et donc l'impénétrabilité du blanc) ne se laisse jamais tenter ni par les empâtements ni par la facilité des dégradés. Annick Doideau travaille soit au rouleau artificiellement usé pour obtenir une irrégularité de dépôt, soit au pinceau lui aussi épointé et sec, et le papier de soie collé par endroits sur la toile sert autant à obtenir de nouvelles nuances par transparence qu'à révéler, par contraste, la granulation de la toile. L'artiste déploie les ressources de la couleur sans cesser de se heurter à l'ingratitude de la matière. Elle est comme un voyageur impénitent auquel chaque départ coûterait de s'aggriper d'abord aux murs rugueux d'une prison.


Catherine Millet
Préface au catalogue d'exposition
Galerie Breteau, Paris